lundi 24 mars 2008

V - Petit manifeste pour une reconnaissance de l'écrivain

Sur Enquêtes, suivi de Entretiens, Jorge Luis Borges[1]

Je sais que je suis une femme qui profite des mots de Borges pour créer une brèche et déverser une furie ancienne, rencontrée la première fois quand un homme m’a répondu: «Je ne te parle pas d’un hobbie» alors que j’avais dit que j’étudierais la littérature.
Je sais que je déforme ses paroles. Entre lui et moi, jamais il n’y a eu de dialogue.

Je pars de mots de Borges pour digresser, pour vous dire que l’écriture est
un travail
le fruit d’une recherche
la trace d’un changement identitaire
je voudrais réclamer la reconnaissance du travail de l’écrivain
et je voudrais que l’écriture reste toujours un travail de la subjectivité
mais, plus que tout, je voudrais vous dire une chose ignoble aux yeux de certains
il n’est pas donné à tous de pouvoir écrire.
Je voudrais vous dire mes prétentions : celle de tenter l’aventure, celle d’étudier, celle d’y réfléchir. Celle d’essayer d’écrire des textes que je voudrai lus.
L’aptitude à l’écriture peut se travailler en partie, certes, mais la volonté d’investissement, elle, et la sensibilité du regard posé sur le monde, lui, ne sont pas propriétés de tous.
Je ne suis pas médecin. Je ne suis pas architecte. Je ne saurais être ingénieure ou mathématicienne. Ce sont des métiers qui s’apprennent, mais ce sont des métiers qui demandent des prédispositions, scientifiques, mathématiques, artistiques.
Il en va de même de l’écriture.
Il y a Éric; il y a l’ami de l’autre; il y a la fille au bar : ils me disent qu’ils auraient pu choisir la littérature. «À sept ans j’ai écrit un petit roman, je l’ai gardé, vraiment, pour un enfant, c’était bien/C’était trop précaire, l’écriture, je suis devenu neurologue/Tu écris? Moi aussi j’ai un journal intime…» et combien d’autres?
Oui, Borges, il y a le dialogue avec le lecteur. Il y a, dans l’impossibilité de l’écriture à n’être qu’un simple «jeu combinatoire»[2], la «façon dont elle est lue»[3].
Mais je réclame qu’il y ait aussi le travail de l’écriture. L’investissement de l’écrivain.
Je ne suis pas un singe devant une machine, près d’autres singes qui tapent aléatoirement.
Je ne suis pas ignorante de la valeur des mots que j’utilise. Et si j’utilise parfois les mots à mauvais escient, je tente néanmoins d’apprendre à les juxtaposer, je tente de maîtriser ma langue de sable, ma langue râpeuse, en la laissant s’enfuir, glisser, m’échapper.
Je voudrais réclamer, comme mille autres l’ont fait avant moi, la reconnaissance du travail de l’écrivain. Des voix souvent se sont perdues. Quel dialogue y a-t-il eu?
Je voudrais vous inviter à lire un texte et à le questionner.
Je voudrais vous inviter à ne pas réussir à écrire sur un texte, à y trouver une porte d’entrée.
Je voudrais vous inviter à quand même remettre un travail de session.
Je voudrais vous inviter à ouvrir un dialogue avec les textes que vous lisez.
Ici, il y a des étudiants qui voudraient (vous) écrire.
Ici, il y a des écrivains qui voudraient (vous) parler.
Ici, il y a des gens qui ne sont ni médecins, ni ingénieurs, ni architectes.
Vous avec choisi des emplois lucratifs; acceptez-vous l’appel à frais virés?


[1] Jorge Luis Borges, «Magies partielles du “Quichotte”», «Notes sur (à la recherche de) Bernard Shaw», «Dernier entretien», dans Enquêtes, suivi de Entretiens, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1967, p. 73-77, p. 207-211, p. 338-345.
[2] Ibid., p. 207.
[3] Ibid., p. 208.

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