vendredi 29 février 2008

III - Vérité ou vraisemblance?


Sade, Les crimes de l’amour[1]

Je ressens inévitablement un malaise à la lecture d’un texte qui propose des clés de réussite pour l’écriture. Je me bats ardemment contre l’idée qu’il puisse exister une technique ou des méthodes permettant d’accéder à – ou de tendre vers – une forme de « perfection »[2] du texte. J’ai toujours peur que ces astuces modèlent un genre, créent des canevas à respecter ou à suivre et qui risquent d’empêcher une sorte de folie de l’écriture, voire une frénésie de l’invention. Sade invite certes à écouter les élans qui viennent au moment de l’écriture, mais je crains que d’autres de ses recommandations empêchent ce moment insaisissable et irraisonnable de la création.

La « règle de l’art d’écrire un roman »[3] qui m’effraie et m’inquiète le plus au travers de celles qu’il énonce est celle concernant la vraisemblance nécessaire des écrits : « …on ne te demande point d’être vrai, mais seulement d’être vraisemblable. »[4] J’envisage à l’inverse ma pratique d’écriture, pourtant basée sur l’autobiographie et le témoignage, comme une recherche de vérité, et non pas de vraisemblance.

Ce que je cherche à dire, par mes textes, c’est ce qui est vrai pour moi, je cherche à énoncer ce qui m’est arrivé tel que moi, je l’ai vécu, perçu; je poursuis une quête qui vise à trouver ma vérité, qui ne sera jamais la même que celle des membres de mon entourage. Je ne cherche pas une vraisemblance calculée, qui rendrait impossible, à mon avis, le travail de mémoire – personne ne peut se souvenir de la même façon des mêmes événements.

Une autre partie de mon travail s’intéresse à la retranscription des paroles des autres, de leurs témoignages. Ici, je m’intéresse au partage avec l’autre d’une expérience personnelle et je n’y recherche pas non plus de vraisemblance. Pour dire vrai, je ne m’intéresse pas à savoir si ce qu’ils me racontent est vraisemblable, ou si ces événements leur sont réellement arrivés. Ce que je cherche à trouver dans leurs témoignages, c’est une parcelle de leur vérité, un moment où il y a dans ce qu’ils racontent quelque chose qui leur est vrai.

Je pense que c’est là, beaucoup plus que dans la vraisemblance, qu’on peut retrouver la sensibilité de l’écrivain, de son regard sur le monde. Et c’est peut-être aussi lorsqu’on a accès, lors de nos lectures, à cette vérité de l’écrivain qu’on a à notre tour envie d’écrire.

[1] Donation Alphonse François de Sade, Les crimes de l’amour, Paris, Gallimard, 1987, p. 42-48.
[2] Ibid., p. 43.
[3] Ibid., p. 42.
[4] Ibid., p. 45.

dimanche 24 février 2008

a. Demain, peut-être

Est-ce sain d’être chamboulé par ses propres mots? Est-ce un gage, vraiment, d’une réussite? Je m’accapare mon passé et mon incompréhension par le langage en les faisant passer par moi, par mon corps, et j’ai l’impression alors d’avoir une prise sur le réel. Je le mets en forme. Je lui trouve une structure et, par mes lectures, je m’inscris peu à peu dans une filiation. Angot, Barthes, Desautels, Dupré, Duras, Fortin, Guibert. Mon nom comme appartenant à une lignée de douleurs. Une recherche de sens à ce qui n’en a pas, la mort précisément. Il n’y a rien de rationnel dans le geste, à la base, mais peut-être quelque chose de radical. C’est écrire pour colmater les brèches, sans savoir tout le temps quels sont ces vides. Ça évite peut-être parfois d’être catatonique tout le temps. Comme la photographie, cette entreprise permet un regard neuf sur le monde. Un nouvel angle de vue. Une autre possibilité. Quelque chose de la renaissance.

Barthes cherchait dans la photographie du Jardin d’Hiver l’essence de sa mère. Moi, je n’ai pas de photo de la femme morte. Elle n’était pas ma mère, c’est important de le dire. Je pourrais aussi avoir des photos d’elle, je sais que mon père en possède. Mais je n’en veux pas. Ce serait me plonger dans une époque que je tente de fuir. Je désire constituer ma propre image. Lui trouver un visage de suffoquée qui sera le mien juste à moi. Un visage sur lequel personne n’aura droit de regard, sinon au travers de mes mots, de ce que j’en dirai. Vous ne pourrez voir que ce que moi j’accepterai de vous montrer, avec ma pudeur à moi, mon malaise.

Cette entreprise ne sera pas facile.

J’irai chercher de l’aide, même si ça ne m’est pas naturel. Il y aura ma famille, avec la mémoire de chacun. Il y aura mes amis, des universitaires, avec leur savoir et leur support. Des inclassables et des collègues. Et des auteurs, évidemment. Puis tous ceux que je ne connais pas encore.

Il y aura des obstacles. La famille, la peur, la révolte, le temps, le travail, qui pour certains seront autant d’alliés.

Il y aura la mémoire qui ne cessera jamais de changer, de faire défaut tout en étant précise. Les souvenirs, jamais tout à fait les mêmes, contre lesquels je me battrai et tenterai de faire miens. Il y aura des photos, des romans, des paroles.

Peut-être qu’un jour j’accepterai qu’il y ait dans tout ça une histoire d’amour. L’Autre, que j’espère devant ma porte, tous les soirs.

Il y aura des juges, des critiques, des gens qui aimeront, peut-être. Et il y aura des gens qui seront déçus.

Moi aussi, dans toute cette histoire.
Puis la pendue, innommable.
Je ne me rappelle pas d’elle. C’est, dans toute cette entreprise, ce qu’il y a de plus terrible.
Écrire sur quelqu’un dont on n’a pas de souvenir. Quelqu’un qui n’a convié personne à sa mort, parce qu’au milieu de nous elle se sentait trop seule. C’est ce que j’imagine.

Il y aura tous ces mots pour tenter de la dire, de l’inventer. Pour tenter de me dire au travers de sa mort. Cesser de rejouer sa disparition futilement et tenter de passer à autre chose. Comme lever la tête et faire face à la vie, avec sa date butoire.

J’ai peur de mourir.
À quoi sert de vivre si c’est pour passer le temps et subir la vie? Je n’invente rien. Je voudrais seulement laisser une trace. Une écriture illisible dans un cahier.

C’est ça, ma tentative. Archiver la vie pour laisser une trace. D’autres l’ont fait avant moi. Se sont cachés en se révélant. Au travers des mots, d'autres se sont travestis. Les mots étourdissent, c’est très rassurant.

Tout ça, c’est une entreprise qui m’appartient, mais je ne sais pas par où commencer.

Demain, peut-être.

3. le souffle

demain arrivera
promis
ce sera le souffle
qu’on arrache
vers l’absence de la pendue
dans le garde-robe
que je n’ai jamais vue
que j’aperçois tous les jours
avec ses lunettes
et ses yeux exorbités
la ceinture de cuir autour du cou
dans ma chambre à moi
pleine de sa mort à elle

dimanche 17 février 2008

II - Répétition active

Michael Edwards, « Création et répétition »[1]

Tel que l’énonce Michael Edwards dans son article « Création et répétition », la répétition me paraît inévitable dans l’acte créateur, puisqu’on ne peut créer à partir d’un matériau qui nous est totalement inconnu. Il ne suffit toutefois pas de simplement répéter les paroles du passé, mais de les réactualiser au présent pour les entendre différemment, comme prononcées avec une nouvelle voix.

Il est cependant facile de répéter le souvenir sans le réactualiser, et ce, sans même s’en rendre compte. Je crois qu’il importe de toujours rester conscient – et encore davantage lorsque notre travail créateur puise sa matière même dans un questionnement sur la réminiscence – de ce danger qui nous guette, de cette possibilité d’une répétition sans innovation, d’une répétition qui ne questionnerait pas le matériau qui revient à la mémoire.

Lorsque j’aborde ici l’idée d’une innovation, je ne veux pas parler d’un travail créateur qui viserait sans cesse à faire quelque chose de nouveau, d’inédit, dans une optique qui retiendrait presque du spectaculaire. Il s’agit plutôt d’une innovation dans le regard que l’on porte sur le souvenir – ou sur le langage – que l’on réutilise dans l’optique de créer quelque chose qui, d’abord pour le créateur, n’est pas une simple redite. C’est ce nouveau regard posé sur l’objet de notre attention qui permet d’envisager un nouveau rapport à ce qui est déjà connu sous un certain angle.

Il ne faut pas non plus oublier que le regard que l’on pose sur cet objet, sans même qu’on s’en rende compte, change constamment, l’angle d’approche se modifie par le simple fait que l’on n’est plus, en tant que sujet, tout à fait le même. C’est, au bout du compte, dans l’ensemble des changements qui s’opèrent dans le rapport entre le sujet et l’objet que s’accomplit l’évolution du sujet. Et c’est par cette voie que peut s’inscrire le changement de perception du sujet face à l’objet qui l’intéresse. Ainsi, si on reste vigilant, il serait possible que, de fil en aiguille, notre relation au souvenir change, et que la réactualisation de ce souvenir modifie notre relation au monde et à notre identité propre, ce qui nous permet de regarder à nouveau l’objet sous un nouvel angle. Et le mécanisme est mis en branle.

[1] Michel Edwards, « Création et répétition », dans L’acte créateur, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 143-158

dimanche 10 février 2008

2. du fond de mon désert

il ne neige plus
as-tu remarqué, toi
du fond de mon désert
qu’il ne neige plus
entends-tu la rumeur lointaine
qui scande ton nom en prière
comme si tu étais un dieu
alors que je pense mourir encore une fois
d’une maladie inconnue et incurable
as-tu entendu les avions
fendant le ciel sous la lune
fais-tu le soir les cent pas
en pensant à mon nom
le répétant en boucle
pour te convaincre de mon existence
fumes-tu des cigarettes de condamné à mort
comme pour la dernière fois
choisis-tu tes vêtements de funérailles
ajoutant par coquetterie
un accessoire turquoise
et lorsque tu bois une bière
songes-tu aux bars que nous avons fermés
suis-je là à tes côtés
un peu dans l’ombre de l’absence

quand tu regardes cette enfant
est-ce la mienne aussi
et quand tu écris
quand tu écris
suis-je ton « tu »
suis-je là quelque part
du fond de mon désert
à murmurer des paroles
qui ressemblent à des cris
des appels au secours dans la nuit froide
suis-je en toi parfois quand tu fais l’amour
penses-tu à moi tout le temps
quand la nuit reste noire malgré les lampadaires
écris-tu des mots frivoles
qui parlent de nous
poses-tu des questions qui chaque fois
n’appellent que le silence

je n’ai rien su de toi
au fil des années qui s’écoulent
si déjà tu as aimé vraiment
si tu as perdu ton temps
quand je n’avais rien à te répondre
quand mon silence te figeait
au travers des siècles glacés
trouves-tu un peu de chaleur la nuit
dans d’autres bras ailleurs
as-tu fait l’amour depuis
moi je m’abstiens sans volonté
puisque personne ne te ressemble
depuis ton départ

tu sais
tu me parlais de ma prose
et maintenant je fais des vers
c’est plus court
plus essoufflé
ça noircit les pages plus vite
pour opprimer le silence
ça me convainc avant même la relecture
et je suis efficace
quand il n’y a rien à faire
à dire
j’occupe vite les vides
dont tu me parlais
ceux entre toi et moi
quand le sexe ne comblait plus
ne voulait plus rien dire entre les silences

tu sais
la troisième fois que nous avons fait l’amour
la première nuit
j’ai pensé à quelqu’un
qui n’était pas toi
j’ai fait une erreur de langue
pour te divertir
t’ai-je dit
et depuis ta fuite
plutôt que de dormir
je noircis des pages
de phrases illicites
pour « faire poète » comme tu disais
avec un rythme interrompu
avec un rythme inégal
et des répétitions
tu sais je pourrais te dire
que je n’ai jamais repensé à toi
au fil de mes lectures
je pourrais te dire
que je n’ai jamais eu envie
de ton corps
mais ce serait mentir
et j’en suis incapable
même quand tu restes sans mots
derrière tes cartes postales
où tu me décris
des paysages illustrés à l’endos
je pourrais clamer
mon innocence dans cette histoire
mais je m’abstiens
par souci de véracité
alors que j’ai froid la nuit
que je pleure dans mon oreiller
je pourrais te dire
que j’ai une vie nouvelle
très très heureuse
mais ce serait
ce serait
masquer la vérité

mes cheveux ont poussé
pour qu’ils ne soient plus
ceux que tu caressais
quand je mimais le sommeil
tu sais
je guette ton retour
la nuit à deux heures
comme quand tu revenais du bar
tu sais
non
tu ne sais rien
du fond de mon désert
tu ne sais même pas
si tu as déjà existé
en moi dans ma chair
dans mes vers, mon acte
et chaque gorgée de bière
m’éloigne de toi
en me rapprochant de ton absence

j’aimerais tant
que mes vers raccourcissent
et éloignent l’éloignement
des continents à la dérive
je voudrais comprendre
pourquoi tu me hantes
même la nuit qui me voit ivre
j’aimerais faire entrer ton nom
dans mon vocabulaire courant
pour te mettre en boîte
te classer dans un tiroir
fermé à clé
et le soir
jeter à la mer ma bouteille
que je saurais impossible
il me faudrait connaître le numéro
de l’arrêt d’autobus
où tu as quitté notre nous
pour pouvoir te retrouver
mais même ton nom m’échappe ce soir
parce que tu changes de visage
au fil des mots
au fil des vers qui me grugent
je sais que demain
je ne pourrai pas me relire
et que cette nuit j’arrêterai d’écrire
quand mon bras sera faible
ou que je n’aurai plus de cigarettes indiennes
ni de volonté
et que même l’encre bleue
ne me leurrera plus dans son noircissement
quand j’aurai trop bu pour me souvenir
à qui je m’adresse
quand ton nom inconnu
peu à peu
s’estompera encore

et je repousserai
comme toujours
la fin de mon adresse à toi
la mort de tous ces mots
tombés à cause de la neige
qui n’avait pas vraiment cessé
mais était devenue invisible
sous le lampadaire
parce que trop fine
tous ces mots sclérosés
alors que plus rien n’est possible
pour me convaincre
que tu n’as jamais existé

je vis dans l’absence de ton existence
et je respire profondément
pour m’assurer
que je ne perds pas la raison ce soir
me persuader
de quelque chose d’impossible
de la valeur de mes mots
malgré la bière
malgré les commentaires
en miroir de moi
qui crient mon erreur
et qui ne connaissent pas
la dureté de la gifle

de toutes façons
tu n’es plus là
et moi
je n’arrive pas à faire taire
cette douleur
l’entends-tu ma douleur
du fin fond de mon désert
depuis Paris
ou Montréal
ou Moscou
l’entends-tu ma prière
qui n’en finit plus de se poursuivre
même quand je me lève
même quand les pages gondolent d’encre bleue
quand je n’arrive plus à écrire
sur le papier trop humide
et que je n’ai plus d’encore
l’entends-tu mon cri
je le voudrais perçant
pour déchirer la nuit
pour crier ma haine et mon mal
et mon amour
et ton absence
et ton absence dans mon lit
en moi
au plus profond de moi
quand je n’existe même plus sous le manque
comme un manteau sur un cintre
dans la penderie
celle de mon amour
celle de ma passion
et celle de ma colère
de ma colère contre toi
contre ton inexistence
quand tu m’appelles la nuit
alors que je dors enfin
que j’ai réussi
à gagner un peu de sommeil
de répit
un sursis à la mort
comme une existence à la vie
ma vie d’avant avec toi
ma vie d’écriture automatique
peut-être un peu surréaliste
ma vie de vers falsifiés
l’as-tu vu maintenant
dans cette bouteille à la mer
que la prose n’est plus possible
pour colmater toutes les brèches
alors je m’enivre depuis
depuis ton départ porté disparu
depuis l’embrasement
ce soir de décembre
pour me convaincre
que tu n’as rien su
et ne sauras jamais
à cause de la bouteille perdue

tu as voulu me revoir
t’en rappelles-tu de tout ça
de notre sursis
de ma peur face à toi
du dédain au bord des lèvres
et des découvertes dans le regard
la première fois de la première nuit
l’as-tu senti
que j’ai feint l’indifférence
du fond de mon désert
en allant jusqu’au bout
en tentant d’occulter
mon amour de l’autre
et mon ivresse

j’hésite à couper mes vers
c’est terminé
l’avais-tu senti
que j’orchestre le point final
avec la dernière gorgée
à tant d’incertitudes?

samedi 9 février 2008

I - L'autocensure et la construction identitaire

Note préliminaire:
Les textes que vous verrez sur ce blogue précédés de chiffres romains sont de courts essais que je dois écrire pour mon cours d'approche du travail créateur 2. Chaque semaine, je devrai en rédiger un ou deux en réponse à des articles ou des extraits d'essais apportés par mes collègues de classe. J'aimerais énormément avoir vos commentaires au sujet de ces textes (pour consolider ma pensée) et souhaite qu'ils permettent, dans la section «commentaires» l'ouverture de discussions, l'échafaudage de nouvelles façons de penser les arts, la littérature, le monde.

Essai écrit en réponse à l'article de Sylvie Ducas :
« Censure et autocensure de l’écrivain »[1]

Il est des sujets qu’il m’est difficile d’écrire auprès de mes proches; je crains leurs réactions. Mais je ne peux attendre d’être seule au monde. Il y aura toujours quelqu’un à qui je voudrai cacher quelque chose.

Dans son article « Censure et autocensure de l’écrivain », Sylvie Ducas parle de cette « impossibilité pour l’écrivain d’écrire du vivant d’un proche »[2] lorsqu’une publication du texte est envisagée. Elle explique que « [d]ans la mesure où publier, c’est “rendre public” ce qui relève initialement de la sphère privée que par bienséance ou pudeur l’on doit garder secrète, tout se passe comme si l’acte de publication transgressait ce postulat du silence en mettant en mots l’intime, donc en le violant »[3]. J’aimerais apporter à cet énoncé une nuance qui me paraît fondamentale.

À mon sens, la résistance ne se produit pas uniquement lorsqu’une publication[4] est envisagée. Il est en effet des textes que l’on n’ose écrire (que l’on censure), des thèmes que l’on camoufle sous des non-dits et des écrits que l’on cache à la lecture de certaines personnes (ou de tous) par crainte que l’Autre, celui dont on redoute le regard, puisse les lire. Je soutiens que même dans les textes cachés, cadenassés[5] à la lecture d’autrui, se trouvent des dissimulations de sens; une forme d’autocensure.

Nous sommes en droit de nous demander pourquoi, même lorsque ces textes sont destinés à rester cachés, nous pouvons y trouver cette autocensure. Entre d’abord en jeu la peur du regard de l’autre. « Que penserait-il de moi s’il trouvait un tel texte écrit de ma main? » semble se demander l’auteur. « Cesserait-il de m’aimer? » Mais s’en tenir à cette première supposition me semble être une erreur ou, enfin, une manière d’autocensure…

Pour ma part, je crois tenter de me leurrer moi-même lorsque je prétends craindre uniquement le regard d’autrui. J’appréhende plutôt de devoir m’avouer certains faits que je ne suis pas prête à assumer. Je crains le regard des autres sur moi, je crains de me percevoir au travers de leur regard parce qu’il n’est pas teinté de mes propres refoulements, de mes propres censures. Peut-être crains-je de trouver dans leur regard une forme de lucidité à mon endroit que je ne suis pas encore capable d’endosser.

Il me semble qu’il y a aussi, dans le fait de ne pas écrire certaines pensées qui nous troublent face à notre propre identité, le refus de les faire prendre corps dans un langage écrit, dans une forme qui transforme les idées en objets matériels. Parce qu’une idée, du moment où elle est écrite, devient réelle, devient concrète. Et dès lors, elle existe hors de nous et agit comme démonstration d’une construction identitaire.

Évidemment, comme le mentionne Ducas, cette autocensure peut aussi être à l’origine du développement de dispositifs littéraires visant à camoufler la vérité[6] du sujet. Mais il faut rester vigilant face à cet énoncé, puisque l’acte d’écriture comporte également, à mon sens, une part de travail sur l’identité du sujet écrivant. À toujours dissimuler derrière des procédés (conscients ou non) des parts de nos réflexions, n’y a-t-il pas un danger de ne pas confronter notre identité en construction à une matérialité qui, bien que déroutante, peut nous aider à avancer dans notre développement, tant personnel que littéraire?[7]

Certes, cette avenue n’est pas rassurante. Elle n’est pas non plus facile à envisager parce qu’une partie de l’autocensure se fait de façon inconsciente. Il faut parvenir, grâce à l’écriture, aux lectures des autres et à certains stratagèmes (la distanciation du milieu familial, par exemple), à trouver quelles sont les parts de nous-mêmes que nous tentons d’occulter. Mais même si cette avenue effraie, elle me semble inévitable si on désire ne pas toujours reproduire les mêmes textes, les mêmes actions.

[1] DUCAS, Sylvie, « Censure et autocensure de l’écrivain », Ethnologie française, XXXVI, 2006, 1, p. 111-119.
[2] Ibid, p. 113.
[3] Idem
[4] Ici, le terme « publication » est employé au sens mentionné précédemment, tel que défini par Sylvie Ducas.
[5] Pensons au journal intime cadenassé, caché entre deux matelas et soustrait à la connaissance de tous.
[6] À ne pas confondre avec « véracité ».
[7] J’adapte ici au développement de la pensée l’idée psychanalytique selon laquelle le rêve n’existe que lorsqu’il est raconté, mis en récit. Voir à ce sujet L’interprétation des rêves, de Sigmund Freud.

vendredi 8 février 2008

1. j'aimerais

j’aimerais seulement qu’un matin – demain peut-être – on ouvre en même temps les yeux et qu’on se cherche du regard avec un sourire au coin des lèvres, que tous les soirs tu sonnes à ma porte à l’exact instant où je prononçais ton nom en serrant mon oreiller contre mon corps

tu me dirais « je sais que ça ne se fait pas », qu’il ne fallait pas oser, « on n’invente pas comme ça une histoire d’amour », tu ajouterais que tu ne veux pas t’imposer à moi et que tu pourrais comprendre que je sois avec une autre, tu dirais que tu regrettes d’être venue; tu attendrais que j’approuve en me regardant dans les yeux avec quelques détournements du regard en te mordant la lèvre inférieure

je te laisserais parler, esquisserais un sourire, et quand tu aurais épuisé tes excuses préparées dans le métro en venant ici, je te dirais de monter, que ça me fait plaisir que tu sois là et que justement aujourd’hui j’ai pensé à toi, je te dirais peut-être que j’ai rêvé de toi pour la première fois, dans une histoire surréaliste de survols de continents, te confierais que dans mes rêves, je vole comme on nage dans l’eau parce que je ne connais pas autre chose

tu monterais l’escalier et je m’excuserais du désordre et des chaussures qui traînent, tu enlèverais tes bottes et entrerais dans l’appartement, verrais du premier regard mon lit défait, les draps mauves et en bataille, l’oreiller vertical qui était ton corps et tu dirais : « je t’ai réveillée »

moi : « je ne dormais pas encore »