sur Devant la parole, Valère Novarina[1]
Il y a quelque chose de vertigineux, me semble-t-il, à penser que ce matériau à partir duquel je travaille, je n’arriverai pas à le maîtriser, encore plus, qu’il n’est pas souhaitable que j’arrive à le maîtriser complètement. Le langage restera toujours pour moi quelque chose d’étrangement inquiétant, ou de semi-familier. Une zone explorée, la « forêt enchantée » de mon enfance à Dunham, avec son chemin tapé qui monte la colline et mène au lac, que je connaissais si bien mais qui me faisait si peur, surtout le soir quand la nuit tombait et que les contours des racines ressemblaient tout à coup à des loups ou des sangliers ou des chevreuils avides de petites filles ou – pire! – à un ignoble chasseur tueur de pauvres bêtes et destructeur de forêts.
Il y a quelque chose de vertigineux, me semble-t-il, à penser que ce matériau à partir duquel je travaille, je n’arriverai pas à le maîtriser, encore plus, qu’il n’est pas souhaitable que j’arrive à le maîtriser complètement. Le langage restera toujours pour moi quelque chose d’étrangement inquiétant, ou de semi-familier. Une zone explorée, la « forêt enchantée » de mon enfance à Dunham, avec son chemin tapé qui monte la colline et mène au lac, que je connaissais si bien mais qui me faisait si peur, surtout le soir quand la nuit tombait et que les contours des racines ressemblaient tout à coup à des loups ou des sangliers ou des chevreuils avides de petites filles ou – pire! – à un ignoble chasseur tueur de pauvres bêtes et destructeur de forêts.
L’enjeu de ma démarche serait-il donc de tenter la balade dans le langage, de façon à arriver à en saisir les chemins principaux, les plus gros cailloux qui entravent la marche, de façon, justement, à taper le chemin jusqu’au lac, pour moi comme pour d’autres, mes enfants disons, qui voudront aller pêcher des crapets-soleils et des têtards? Mon travail serait-il de me balader dans la forêt en plein jour, question de savoir de quoi il en retourne, de localiser la cabane cachée du chasseur, pour y revenir ensuite de nuit et me laisser impressionner par les ombres mouvantes, par la noirceur soudaine quand un nuage passe devant la lune, revenir la nuit pour avoir l’impression qu’on souffle dans mon cou, qu’une branche craque à ma gauche, qu’une feuille est froissée à ma droite, dois-je y revenir pour perdre mes repères, ne plus savoir où exactement j’en suis dans ma balade – est-ce que je montais vers le lac ou si je redescendais? est-ce que j’arrive bientôt? elle est où, encore, la grosse roche où ce matin j’ai renoué mon lacet? – ni depuis combien de temps je suis partie?
Peut-être que c’est ça, aussi, je dois avoir parfois très peur, faire des expéditions risquées et qui me donnent une frousse incroyable – comme quand j’écris « on est tous aussi bien de se tirer tout de suite une balle dans la gueule avec nos bébés dans le ventre » – avoir très peur des autres et de moi, perdre mes repères au sein d’un langage qui souvent me sécurise parce qu’il met de l’ordre dans les réflexions, avoir très peur dans le noir, donc, et revenir le lendemain en plein soleil. Et à ce moment-là, peut-être bien que je verrai ce qui m’a fait peur, que la forme humaine que j’avais aperçue, ce n’était pas une femme pendue dans un arbre, mais un tronc cassé par un ancien orage.
[1] Valère Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L., 1999, p.56-64, 71-72, 78.
2 commentaires:
J'aime ce texte. Il est beau, évocateur. Il explique et exprime bien des choses, je trouve. Sur l'écriture, sur la sensation qui nous empoigne dans la peur, qui nous sommes de donner une explication sur la nature des choses par peur de sombrer dans la folie. Vraiment intéressant.
Hey salut ma chère.
Merci infiniment pour ton commentaire, ça me fait vraiment très très plaisir. C'est un texte que j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire, une façon, par une tentative d'écriture d'essai (un essai d'essai), de me plonger un peu dans l'odeur de l'humidité et de la mousse des bois...
Peut-être qu'il y a un peu de ça dans ce que tu voulais dire l'autre fois quand tu parlais de relier les théories au choses concrètes? En fait, si c'est le cas, c'est assez étonnant de réaliser que c'est par la métaphore qu'on arrive à dire. Passer par un long détour pour arriver à exprimer quelque chose qui, au bout du compte, n'est que sensation...
Je pense qu'il y a quelque chose de l'exploration dans l'écriture. Il faut certainement être aventureux pour écrire. Hier, Danny Laferrière a dit à Tout le monde en parle, qu'il faudrait qu'il y ait du risque dans la littérature. Je suis d'accord. Mais je crois que le risque, il ne doit pas âtre seulement dans le propos, mais aussi dans la façon de dire. Et que le risque ne doit pas être uniquement social ou humanitaire, mais que l'écrivain risque quelque chose face à lui-même. Que son reflet se trouble...
Et au sujet de la folie... tu as bien raison. Je n'avais pas vraiment vu ce rapport à la folie quand je l'ai écrit, aussi étonnant que ça puisse paraître. Pour moi, c'était seulement traiter métaphoriquement de l'impression d'inquiétante étrangeté qu'on ressent face au langage. Mais tu as raison. C'est aussi un propos sur comment croire en ce que l'on a vu, ou comment ne pas y croire. Comment ne plus savoir si ce que l'on croit avoir senti est arrivé ou pas. Comment croire en nos souvenirs, en fait... La folie fait peur. La folie est attirante. C'est un peu la même chose que le vertige, au fond.
Hum... il y a là-dedans beaucoup à méditer.
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